

[Je vous écris alors que tombent enfin les premiers flocons de neige sur mon doux visage, un truc blanc et humide qui vient se fourrer dans vos locks dès le matin et qui ne fait marrer plus que les enfants.]
Tout les jours je côtoie la misère. Je la touche du bout du doigt, l'effleure avec autant de dégout que de pitié, par obligation. Je sens l'odeur du clochard qui ne se lave qu'à chaque éclipse de soleil, je fuis son regard jaune et oblique.
Que puis-je faire pour cette famille visiblement frappée par les malheurs de la génétique si ce n'est hocher discrètement la tête à leur passage?
Je subis le beauf' pour qui le mot subjonctif doit être une maladie vénérienne ou une insulte en hongrois.
J'ai peur pour l'enfant au visage sale, aux cheveux en bataille et à la bave aux lèvres, je sais son avenir condamné.
Quant à cette grand-mère à la mémoire effroyablement courte et aux gestes saccadés, elle m'épuise à chercher inlassablement le dialogue.
Et ce type seul, toujours seul, qui semble avoir honte de vivre, pourquoi et pour qui existe-t-il?
Le pire c'est peut-être la famille trop nombreuse qui croule sous les dettes à vue d'œil, elle sent la reconstitution à plein nez, un peu comme un mauvais steak haché de cantine.
Et c'est comme ça tout les jours. L'envers du décor. Une crasse à peine dissimulée. Je suis témoin de l'indicible.
Des prostituées, des lascars de provinces habillés en Rivaldi, des types qui n'ont pas réussi à obtenir le Brevet des collèges, des chômeurs neurasthéniques, des grosses dames qui suent en hiver, des hommes aux visages balafrés par une lame et par le temps, des gars sans genoux, des vieilles en fin de vie, des punks saouls, des gothiques désœuvrés, des types avec des katanas, des pères au visage rouge et au ton trop autoritaire, des autistes monomaniaques, cet homme avec une tumeur faciale grosse comme le joujou de Nadal, ce trentenaire tout droit sorti d'un très mauvais porno vintage italien, ces hommes d'affaires las et esseulés, ces ados ravagées par les hormones, ce type pleurant et criant parce que l'hôpital psychiatrique lui a donné des "médocs qui rendent encore plus fou", ces manouches au langage incroyables, ces types en survèt' qui gueulent pour demander si il y a du whisky devant leurs femmes éhontées, ce vieux qui fait du "breakdance" en saignant du nez, ces morts...VIVANTS.
Je leur demande le plus gentiment possible : "Que puis-je faire pour vous?", puis je me lave les mains abondamment, frénétiquement, infiniment.
Je travaille dans un cinéma.